Regards sur Tuol Seng, prison de l'invisible

Publié le par Sarah Leduc

 

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Pendu par les pieds, un homme à moitié nu, le corps lacéré, est plongé dans une bassine d’eau jusqu’aux épaules. En transparence, un visiteur l'observe.

 

Isabeau de Rouffignac a construit sa photo autour de la peinture de Van Nath, l’un des sept rescapés de Tuol Seng, cet ancien lycée de Phnom Penh utilisé par les Khmers rouges comme centre de détention entre 1975 et 1979, plus connu sous le nom de prison S-21. La photographe a posé son objectif dans le bâtiment, aujourd'hui transformé en musée, capturant les lieux, les bourreaux, les victimes et les traces de leur passage.

 

La dictature khmère enfermait à la prison S-21 tous les opposants présumés au régime. Des familles entières d'ouvriers, des intellectuels cambodgiens, mais aussi des cadres locaux ou étrangers ont séjourné entre ses murs. Seuls sept hommes en sont ressortis vivants.

 

Happée par ce lieu qu’elle a photographié lors de deux voyages successifs au Cambodge, Isabeau de Rouffignac, co-auteur - avec Phillippe Haumont - d’"Âmes captives dans l’enfer de Tuol Seng", rend hommage aux quelque 17 000 Cambodgiens qui ont péri à S-21 sous le régime de Pol Pot.

 

Des fers et des bourreaux

 

Alors que le procès de Douch, l'ex-directeur de Tuol Seng, se poursuit au Cambodge (il a commencé en février dernier), l'artiste a posé "un autre regard" sur ces lieux de torture où Douch lui-même a éclaté en sanglots lors de la reconstitution des faits.

 

En trois parties, "Âmes captives" commence par évoquer les "Fers", à savoir les lieux de détention et les bourreaux de la prison : un lit à barreau où gisent des instruments de tortures, des chiffres griffonnés sur les murs que l’on imagine être le décompte des jours qui passent, des portraits de tortionnaires adolescents griffonnés d’insultes.

 

Parmi ces clichés, le visage de Ke Pauk (voir ci-dessous diaporama), membre du Parti communiste du Kampuchea (PCK) et responsable de la zone nord à partir de juillet 1975 émerge. Il est l’un de ces supérieurs auquel Douch essayait de plaire en fermant les yeux sur la torture pratiquée dans la prison. Sans nier son rôle, Douch se présente comme un simple exécutant.

 

L'omniprésence des absents

 

Isabeau de Rouffignac n’accuse pas, elle montre. Dans un travail sur "les hommes, la perte d’identité et l’effacement de la 0703-peinturevannath.jpgpensée", elle recadre le visage des victimes affiché sur les murs du musée, faisant des gros plans sur les numéros auxquels les hommes étaient réduits.

 

"Le lieu est ouvert et, comme il se veut un lieu de mémoire, toutes les photos sont autorisées. Plus il est montré, plus l'opinion sera alertée (…). Ce livre est aussi, pour moi, un moyen d'expliquer ce qui s'est passé", explique-t-elle.

 

Au fil des pages, les images deviennent floues, les visages disparaissent. Mais les âmes, elles, restent. Le livre se fonde sur une croyance cambodgienne.

 

"Je ne pense pas que j’aurais pu faire ce travail ailleurs que là-bas, car le livre repose bien sur la croyance cambodgienne qui veut que si l’on meurt d’une 'malemort', on ère à l’état de fantôme. Ce travail n’aurait pas pu être fait à Auschwitz par exemple."

 

Par des temps de pose très longs, des jeux de transparence, un équilibre entre le flou et le net, Isabeau de Rouffignac a cherché à rendre compte de la présence des morts dans ces lieux qui les condamnent  à l’errance.

 

"J’étais à la fois scotchée au lieu avec, chaque matin, l’envie d’y retourner mais le besoin paradoxal de le quitter au bout de deux ou trois heures tellement l’ambiance était lourde de leur présence."

 

C’est de l’omniprésence des absents dont il est question dans ce livre qui fait écho aux procès en cours des responsables du génocide cambodgien. Les prières et offrandes aux morts que Douch dit avoir accompli ne peuvent faire oublier la douleur des victimes et de leur famille qui attendent aujourd’hui la justice, et non une leçon de repentir.

 

Âmes captives dans l’enfer de Tuol Seng
Photographies d’Isabeau de Rouffignac - Textes de Philippe Haumont
Éditions de Rouffignac, 92 pages, 29 euros.

 

Publié sur France24.com, le 3 juillet 2009

Publié dans Culture

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